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"Mon médium de prédilection est le dessin.

 

Ma pratique du dessin est joyeuse et mélancolique, romantique et burlesque, pointilleuse et accidentelle, boulimique, sportive, élastique, salissante, et parfois, un peu casse-gueule.

 

De la deux dimensions à l’installation, du minuscule à l’architectural, de la surface d’une feuille de papier à l’espace d’exposition, les formes et les formats de mon travail graphique sont multiples.

Je m’inspire de mes escapades urbaines et péri-urbaines, des environnements bureaucratiques et domestiques, de petites aventures bêtes et quotidiennes. J’y prélève des images, des gestes et des matériaux, anodins, désuets, solitaires, anonymes.

 

À l’atelier, ces éléments récoltés deviennent mes matières premières. Je passe des heures à frotter de poussière colorée la surface d’un papier pour y faire émerger une vue urbaine sans histoire, suspendue entre aurore et aube. Au moins tout autant de temps à trouver le point d’équilibre entre un bitume ramassé sur la chaussée et un chewing-gum prémâché. Dans ces relations de va-et-vient constants, de tensions et d’équilibres précaires, il est question d’une temporalité ambiguë, d’un mouvement permanent et simultanément suspendu. Les formes qui en résultent sont d’éternels entre-deux. D’éternelles « hypothèses », « possibilités » qui sous-entendent  le « parmi tant d’autres ».

 

L’exposition est pour moi une étape à part entière du travail. Je m’appuie sur les multiples caractéristiques de l’architecture du lieu d’exposition (histoire, environnement, mais aussi éléments de construction, tuyauterie, traces d’usures et autres petits détails souvent considérés comme insignifiants) et sur ses conditions (curation, durée, contexte) et adapte mon vocabulaire en fonction de ces éléments.

 

Le temps et le lieu de l’exposition sont pour moi l’occasion de rassembler mes différentes formes graphiques en un seul et même dessin. Un dessin qui momentanément prolonge celui du contexte dans et avec lequel, il se déploie."

Laure Jaumouillé, Papiers croisés, texte écrit au sujet de l’exposition Papiers croisés, publié dans la rubrique Focus de Point contemporain, 2022

Le seize septembre dernier débutait une exposition de l’artiste française Julie Béasse. Intitulée « Papiers Croisés », celle-ci tient place au sein de l’appartement de Christian Aubert, habitué à recevoir des expositions d’artistes émergents. Très vite, on constate que la pratique du dessin est absolument centrale dans l’art de cette jeune artiste ; celle-ci affirme même que l’ensemble de son intervention est apparenté à un dessin. Dans un univers de noir et blanc – évoquant des nuances plastiques issues des années 1950 -, on observe l’entremêlement entre une certaine mélancolie et une pointe d’ironie et de malice. Les œuvres qu’elle dispose dans cet espace domestique convergent selon une grande précarité et une fragilité intentionnelle. Ainsi, un petit avion en origami tient en équilibre sur un fil tendu au mur par des vignettes noires.

Julie Béasse trouve une grande part de son inspiration dans les lieux de transit, les fameux « non-lieux » décrits par Marc Augé(1), à savoir, des espaces d’entre-deux tels que les couloirs, les parkings, les aéroports ou enfin les chantiers. C’est dans ces endroits anonymes qu’elle récolte les matériaux nécessaires à l’installation de ses œuvres, aux confins de l’absurde. Par la suite, il s’agira de mettre en tension ces objets dont l’équilibre est toujours incertain et délicat. Une grande porosité apparaît entre les interventions de Julie Béasse et le lieu qui l’accueille ; ainsi une plaque de ciment brisée se confond avec la cheminée adjacente, tandis qu’un voile d’une blancheur opaque apparaît, faussement, comme une œuvre de l’artiste. Au long de ses pérégrinations, Julie Béasse s’empare d’éléments anodins, anonymes, auxquels nul ne prêterait attention ; ainsi des barrettes ou encore des éléments de chantier. Dans un couloir, on observe des serre-têtes de différentes formes à proximité d’un ventilateur vintage qui vient animer une feuille de papier A4 d’un léger mouvement ; autant dire, une expérience décisive et incongrue. Un extrait de bitume sorti de son contexte – un chantier – se trouve serti d’un ruban noir attaché par des boutons pressions.

Au fond de l’espace, deux craies géantes soulignent l’angle de la pièce tout en révélant l’importance majeure du blanc dans l’ensemble du lieu. En hauteur, on remarque un cartoon, datant des années 1950, conçu volontairement selon un caractère anonyme ; il est impossible de reconnaître les personnages. A proximité, on remarque un vieux ressort de matelas qui entre en correspondance avec les tracés noirs du cartoon. Dans l’appartement, on découvre deux immenses barrettes réalisées en tôle de récupération, construites par le moyen de rivets de charpente. Remarquons ici un vocabulaire de construction qui révèle le lien qui attache l’artiste à la notion ainsi qu’à la pratique de l’architecture.

Julie Béasse réalise des dessins hyperréalistes d’une minutie surprenante en utilisant parfois des pinceaux de maquillage(2). En outre, le processus de dessin vient prolonger et jouer, avec une certaine forme d’anonymat. Dans un premier temps, elle recouvre un papier de gravure d’une surface noire pour, par la suite, travailler à la gomme par soustraction. Ainsi, elle « attaque » la surface de ce support selon un processus tendu, jusqu’à l’extrême limite ; celle de sa propre destruction. Toujours en noir et blanc, ces dessins signalent le plus souvent un hors-champ. Confrontée à l’interdiction de percer des trous dans les murs, Julie Béasse invente des processus d’accrochage innovants, usant de fils très fins et de rustines. Enfin, elle présente six boîtes à dossier conçus comme des espaces d’exposition en miniature. Chacun de leur déploiement raconte un geste de dessin ; on y voit de petits coffrets recouverts de bas résille – d’où le titre « Boîte de Striptease » -, tandis qu’elles évoquent tout autant les écrins d’un magicien. Le parcours se termine par un petit élastique suspendu qui prend la forme d’un papillon. Julie Béasse fait référence au personnage de « Monsieur Hulot » dans le film de Tati « Play Time » (1967) ; ce dernier déambule, le chapeau de travers, devant le spectacle aberrant de la modernité administrative. Mais aussi à la figure de « Snoopy », qui, détaché du monde réel, fait preuve d’une imagination proliférante. Par ailleurs, l’exposition de Julie Béasse nous fait penser au personnage de « Plume », protagoniste du livre éponyme d’Henri Michaux(3). Archétype d’un individu absurde, ce dernier déambule et rencontre toutes sortes d’expériences malencontreuses. Proche du degré zéro des formes, Julie Béasse flirte avec le « presque rien » tout en radicalisant la ligne noire. Jonglant entre le spleen baudelairien et l’humour des cartoon, l’artiste nous invite à faire l’expérience d’une architecture littéralement « dessinée ». 

1 AUGE Marc, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, 1992
2 On pense ici à l’éloge du maquillage de Baudelaire : BAUDELAIRE Charles, Éloge du maquillage, Éditions Mille et une Nuits, 1860
3 MICHAUX Henri, Plume, Poésie/Gallimard, 1963

François-Nicolas L’Hardy, Broyer du noir - joyeusement, texte écrit dans le cadre de la bourse Traversée, publié dans la rubrique Focus traversées de lacritique.org

 

Broyer du noir - joyeusement,

 

Le dessin comme pratique multiple :

Lignes, composition, cadrage,

Ombre, obscurité, noirs, densité, grain,

En écho à la photographie,

 

Préparer sa feuille, la couper au couteau à viande,

Recouvrir de noir la feuille, à la main,

Poussières,

Recouvrir de ce noir les pages de vieux journaux…

De vieilles bandes dessinées collectées avec soins…

Puis découvrir, gommer, faire émerger...

 

Les bardes du papier sont comme un liseré échevelé, le contour flottant du dessin lui-même.

Il n’y a pas de limite, il n’y a pas de frontière, c’est le caractère indéterminé des lieux en suspens qui se diffuse aux espaces alentours. Le dessin opère de manière tentaculaire, déborde sur le mur qui l’environne, s’en empare… Anémone noire, douce et lisse matière sur le grain du rocher.

 

Dans la mise en retrait de la matière,

Dans la mise en lumière de détails signifiants,

Dans un mode opératoire que l’on pourrait qualifier de zen - tant il évoque la soupe japonaise de Roland Barthes, cuisinée juste, par la présence éparse de ses composants, formant constellation dans un bol.

 

Retrouver par le geste du retrait des matières adjacentes la ligne et sa puissance dans la forme explosante fixe d’un yucca de station balnéaire ; la truffe de Snoopy évoquée dans le retrait de la matière noire. Interroger les formes récurrentes, les bulles, les boucles, les gouttes… et toutes ces frisettes de dessinateur.

La ligne claire (de la bande dessinée), est questionnée, redessinée puis obtenue par le retrait lumineux de la magicienne, en hommage au trait de la BD des années 60-70.

 

Le photographe qui met en relief les lignes des espaces grâce à la lumière captée par l’appareil, le sculpteur qui découvre la forme contenue dans sa matière première, la dessinatrice-archéologue qui met à jour la matière même du papier par son geste de recouvrement, d’effacement ou de redécouverte,

 

Julie comme les réincarnations spirituelles de Walt Disney et Brassaï en conciliabule dans l’ombre et les mystères des aubes ou des crépuscules. Sa pratique à la fois ludique et dansante par son dessin qui se joue des références.

 

Objets manquants,

Cols de chemises,

Visages obscurs,

Inquiétude,

 

Je pense à :

Éloge de l’ombre – Junichiro Tanizaki

L’écriture des pierres – Roger Caillois

L’empire des signes – Roland Barthes

 

Le pas précède ou suit la main,

La marche comme pratique et usage de la ville,

Promenade productive, observer,

Danse / swing / dessin

Dessiner debout, en mouvement,

 

Les lieux perdus, abandonnés, désaffectés,

Zones périurbaines, chantiers, gares, routes...

Les confins urbains, 

 

Je pense à :

Brassaï – Paris de nuit - livre mythique

La fée électricité, les halos, les reflets,

Les espaces fantomatiques,

La brillance des sols humides,

La texture des ciments et des crépis,

 

Glaner / glaneuse

Récoltes, récolter

Les objets perdus, abandonnés, oubliés,

Désaffection ?

Ramasser, récupérer, réutiliser…

Accumulation, reprise,

 

Naturellement, par cette extension de l’espace du dessin, Julie se déplace, et swingue du côté de l’installation qui est dessin dans le territoire et les surfaces orthonormées du white cube.

Blocs de ciment, agglomérats de béton et de goudrons, graviers, chaussures, chewing-gum et surtout poulies pour répartir et déplacer les tensions ; pour qu’elles se mettent à raconter des histoires de dessinateur… Le dialogue en tensions entre les objets, les artefacts collectés sur les lieux des nombreuses promenades. Le câble, la ficelle, la corde comme ligne claire.

 

Burlesque et romantique,

Mélancolique et joyeuse,

Sportive et élastique,

 

Broyer du noir n’est pas une activité déprimante et torturée quand elle est pratiquée par Julie Béasse.

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